En 2000, on en comptait un peu plus d’un million d’inscrits sur les registres consulaires. Aujourd’hui, ils sont près de 1,8 million officiellement enregistrés, et sans doute plus de 2,5 millions en réalité si l’on tient compte de ceux qui ne se signalent pas à l’administration. Cette croissance ne relève pas d’un simple choix de vie ou d’un goût pour l’aventure : elle est le reflet d’une époque, celle de la mondialisation dite « heureuse ».
Pendant près de trois décennies, cette mondialisation s’est construite sur l’idée que l’ouverture des marchés, la circulation des talents et la coopération internationale allaient renforcer la paix, la prospérité et les échanges entre les peuples. Dans ce contexte, la France s’est largement engagée. En témoignent ses exportations de biens et de services, qui représentaient 22 % du PIB en 2000 et avoisinent aujourd’hui les 31 %. Cette internationalisation économique s’est accompagnée d’un mouvement humain : entrepreneurs, cadres, enseignants, scientifiques, étudiants, partis bâtir des ponts avec le reste du monde.
Mais ce monde-là est en train de changer.
Un ordre mondial en recomposition
Les dernières années ont mis à rude épreuve le récit de la mondialisation heureuse. La pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, la montée des tensions sino-américaines, les bouleversements géopolitiques de l’énergie ou encore les impératifs environnementaux ont contribué à redonner du poids à des logiques de souveraineté, de proximité, de sécurité.
Dans ce nouveau monde plus fragmenté, on ne parle plus simplement de libre-échange, mais de friend-shoring, de relocalisation stratégique ou de circuits courts motivés autant par des raisons politiques qu’économiques. Le commerce international demeure dense, bien sûr, mais il change de nature. Et dans cette transformation, les Français de l’étranger peuvent jouer un rôle déterminant.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la fin de la mondialisation heureuse n’implique pas forcément un repli général sur soi. Elle pourrait même, paradoxalement, renforcer le besoin d’implantations solides à l’international. Exporter, influencer, comprendre les marchés ne pourra plus se faire à distance. Cela exigera une présence sur le terrain, un enracinement dans les sociétés locales, une capacité à tisser des liens durables.
Des relais stratégiques
Les Français établis hors de France ne sont pas des spectateurs de cette évolution : ils en sont les acteurs. Par leur position singulière — enracinés dans leur pays d’accueil mais liés à la France — ils peuvent jouer un rôle d’interface entre deux cultures, deux systèmes de régulation, deux visions du monde.
Dans un contexte où les entreprises doivent s’adapter à des normes locales de plus en plus complexes, à des attentes culturelles spécifiques et à des environnements parfois instables, les Français de l’étranger sont souvent les premiers à capter les signaux faibles. Ils peuvent anticiper des mutations, alerter sur des opportunités, éviter des faux-pas stratégiques.
Une richesse encore sous-estimée
Pourtant, cette présence précieuse est encore trop souvent réduite à des dimensions administratives ou fiscales. On parle des Français de l’étranger pour leurs droits de vote, leurs certificats de vie, ou leurs déclarations d’impôts. Mais bien peu pour ce qu’ils apportent à la France : une capacité d’influence, une compréhension fine des marchés, une énergie entrepreneuriale, une richesse humaine.
Les réseaux qui structurent cette présence — consulats, chambres de commerce, alliances françaises, associations professionnelles — jouent un rôle fondamental. Mais ils manquent parfois de reconnaissance, de moyens, de coordination et parfois de vision. Dans un monde où les crises se multiplient, ces relais deviennent des infrastructures essentielles de résilience et de projection. Il est temps de les considérer comme tels.
Imaginer la France depuis ses marges
Être expatrié, ce n’est pas vivre un entre-deux : c’est au contraire vivre à l’intersection. Cela donne une perspective unique pour penser la France autrement. Et si les Français de l’étranger avaient, précisément parce qu’ils sont à l’écart, un rôle à jouer dans le renouveau national ? Et si c’était depuis les marges, les périphéries, que l’on pouvait imaginer la France du XXIe siècle — plus ouverte, plus mobile, plus connectée au monde ?
Comme l’écrivait Régis Debray, une culture ne rayonne que si elle est à la fois émissive et absorbante. Le défi des Français de l’étranger est peut-être là : porter une France qui donne autant qu’elle reçoit, qui apprend autant qu’elle enseigne, qui rayonne sans dominer.
Une conversation à poursuivre
Dans les mois à venir, je contribuerai régulièrement à cette tribune du Journal des Français à l’Étranger. Non pas en tant qu’expert, mais comme acteur engagé depuis plus de douze ans dans la vie économique et institutionnelle de notre communauté.
Nous parlerons d’influence, d’économie, d’éducation, de transmission culturelle. Mais surtout, nous poserons des questions : comment préserver l’ouverture dans un monde qui se referme ? Comment faire entendre une voix française sans arrogance ? Comment penser l’expatriation comme une contribution durable à notre avenir commun — et non comme une parenthèse individuelle ?
Je serai heureux d’engager cette conversation avec vous. Vos expériences, vos idées, vos doutes seront toujours bienvenus.
Geoffroy Bunetel