Hélène Corbie
1 octobre 2025

Le Golfe, à l’heure du grand rééquilibrage

Du haut des gratte-ciel de Dubaï ou des projets pharaoniques de Riyad, le Golfe fascine. Mais derrière les images de luxe et de modernité, les monarchies de la région s’attèlent à une transformation sans précédent. Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar, Koweït, Oman et Bahreïn ont compris que la rente pétrolière ne suffirait plus à garantir leur prospérité future. Ensemble, ils avancent à marche forcée vers la diversification économique, l’intégration régionale et une diplomatie assumée. Une mutation d’autant plus singulière qu’elle s’opère au coeur d’un environnement instable.

Une prospérité dans un voisinage troublé

« Vu de Paris, on a l’impression que c’est une zone extrêmement tourmentée. Mais les monarchies du Golfe constituent une zone de prospérité et de développement », souligne Jacques Michel, président du Comité des Conseillers du Commerce extérieur de Bahreïn. Malgré un environnement géopolitique parfois détérioré et situé à proximité de théâtres de guerre, les 6 pays du Conseil de coopération du Golfe connaissent un développement et une attractivité croissantes.

Le contraste est en effet saisissant : entre un Irak et une Syrie en reconstruction, un Yémen déchiré par la guerre et un Iran sous sanctions, les monarchies du Golfe affichent des chiffres de croissance insolents. Le PIB cumulé des six pays dépasse 2 000 milliards de dollars, ce qui est supérieur à celui de l’Espagne, de l’Italie, des pays nordiques ou de la Corée, par exemple. Plus de la moitié de ce PIB revient à l’Arabie saoudite, locomotive de la région. À cela s’ajoute la puissance de leurs fonds souverains, qui gèrent collectivement plus de 3 000 milliards d’actifs. Ils constituent l’un des plus grands réservoirs de capitaux de la planète et investissent partout dans le monde.

La stabilité et la prospérité profonde dans le Golfe n’empêche pas la survenue d’événements qui peuvent perturber, un temps, le monde des affaires. Ainsi en 2018, Marie de Foucaud, actuellement membre de la saudi fashion commission, se souvient lorsque l’affaire Khashoggi a éclaté, 3 semaines avant le Forum international d’investissement, vitrine du royaume : « Tout s’est figé : l’événement est devenu le symbole du boycott international… L’atmosphère sur place était extrêmement tendue », se souvient-elle. Une mise à l’index dont il ne reste plus de trace aujourd’hui. « Même les grands groupes du luxe, qui refusaient de venir juste après l’affaire, se montrent aujourd’hui très moteurs » commente Marie de Foucaud.

Une démographie unique au monde

Avec environ 60 millions d’habitants, le CCG présente une caractéristique démographique rare : une population très majoritairement composée d’expatriés, sauf en Arabie saoudite. Aux Émirats arabes unis, les nationaux ne représentent que 15 à 18 % des habitants, le reste étant composé de travailleurs et cadres venus surtout d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh mais aussi d’Europe et d’Amérique du Nord. Au Qatar, la proportion de ressortissants locaux tourne autour de 10 % seulement.

Ces chiffres traduisent un paradoxe : le Golfe attire massivement la main-d’œuvre étrangère, mais dans le même temps, chaque État a lancé sa politique de « nationalisation » de l’emploi (Saudisation, Emiratisation, Qatarisation…). L’objectif : insérer des générations entières de jeunes locaux, souvent diplômés, sur des marchés du travail longtemps dominés par les expatriés. « Cela réduit certaines opportunités, mais crée aussi de nouvelles niches pour les experts étrangers », observe Sandrine Lescaroux, directrice générale de la CCI France Qatar.

La concurrence se fait d’autant plus intense que les « cols blancs » venus d’Inde et du Pakistan, du Maghreb ou du Liban font preuve du même niveau d’éducation et de qualification que les cadres occidentaux…Pour des prétentions salariales bien moins élevées.

Le Golfe attire donc, toujours et beaucoup, mais il ne s’improvise pas. Ni pour les salariés, ni pour les entrepreneurs : « Avant de se lancer, il faut du temps, de la préparation, et surtout être présent physiquement. On ne fait pas du business à distance », insiste Jacques Michel. L’époque durant laquelle les représentants des sociétés venaient qu’une ou 2 fois par an est révolue : les businessmen du Golfe veulent des partenaires pleinement investis dans l’économie locale.

Coopération et rivalités : une dynamique à deux vitesses

Les six pays du Conseil de coopération du Golfe affichent une volonté commune d’intégration économique et politique depuis sa création en 1981. Une future ligne ferroviaire régionale, devant relier le Koweït à Oman via l’Arabie saoudite et les Émirats, illustre cette ambition de fluidifier les échanges. Bahreïn discute aussi de la construction d’un nouveau pont pour mieux se connecter à l’Arabie, tandis que des projets de corridors énergétiques et numériques complètent cette logique d’interdépendance.

Mais la coopération se double d’une compétition croissante. Riyad et Abou Dhabi, alliés de circonstance, se disputent le leadership régional. L’Arabie saoudite mise sur des réformes radicales et des mégaprojets comme Neom, une ville futuriste de 500 milliards de dollars, quand Dubaï et Abu Dhabi capitalisent sur leur statut déjà acquis de hubs mondiaux : commerce et innovation pour l’un, finance et diplomatie pour l’autre. « On oppose beaucoup Riyad et Dubaï, mais en réalité leurs modèles sont aussi complémentaires : l’un incarne l’ambition de transformation, l’autre reste la vitrine pragmatique de la modernité », commente Agnès Lopez Cruz, directrice de la CCI France EAU.

Diversification : de l’énergie au sport, de la finance au tourisme

Reste que la dépendance au pétrole demeure forte : il représente encore la majorité des exportations et des recettes budgétaires. « Ce sont des économies très ouvertes, agiles, en transformation, mais qui ont encore ce défi majeur : sortir de la dépendance au pétrole », reconnaît Jacques Michel. Le pétrole et le gaz représentent encore plus de 70 % des recettes d’exportation de plusieurs monarchies.

Mais toutes ont entamé la construction de l’après-pétrole. L’Arabie saoudite mise sur le tourisme et le divertissement, avec l’ouverture de sites archéologiques comme AlUla et l’organisation d’événements sportifs mondiaux. Les Émirats, pionniers, ont fait du commerce, de la logistique et des services financiers les piliers de leur diversification. Le Qatar a investi dans le sport et la diplomatie médiatique, avec le Mondial 2022 et la chaîne Al Jazeera. Oman développe ses ports et zones industrielles, tandis que Bahreïn s’impose comme une plateforme financière et numérique.

Diplomatie économique et rôle régional

Pour tendre vers les standards mondiaux, la région a entamé de grandes réformes structurelles et financières ; « Les États cherchent à conserver un avantage compétitif, mais veulent aussi construire des systèmes fiscaux modernes, à la hauteur de leurs ambitions » analyse Marie de Foucaud. En 2016, les six pays du Conseil de coopération du Golfe ont ainsi signé un accord d’introduction de le TVA, diversement appliqué aujourd’hui (et allant jusqu’à 15 % en Arabie saoudite). Des impôts sur les entreprises ont été mis en place et pourraient aller plus loin dans les années à venir. Mais la présence de nombreuses zones franches offrent toujours des possibilités d’exonérations fiscales.

Dans la Golfe, même la diplomatie est avant tout économique. Les Accords d’Abraham, signés en 2020, ont ouvert la voie à une coopération inédite entre Israël, les Émirats et Bahreïn, notamment dans la finance, la technologie et le tourisme. Oman joue, lui, les médiateurs traditionnels avec l’Iran et au Yémen, tandis que le Qatar endosse le rôle de facilitateur dans de multiples crises (Gaza, Afghanistan, Liban).

« Ces rapprochements bousculent les équilibres anciens et offrent de nouvelles perspectives aux Européens et aux Français », note Guillaume Rebière, du Conseil d’affaires franco-saoudien. Car au-delà des divergences, les six monarchies savent unir leurs forces pour peser davantage dans les négociations mondiales, qu’il s’agisse de climat, d’énergie ou de finance.

Ce mois ci, le dossier de Français à l’étranger est consacré aux pays du Golfe. Entre zones franches, réformes ambitieuses et projets comme « Vision 2030 », nous explorons l’attractivité de la région avec analyses, témoignages et conseils pratiques. Des articles à retrouver chaque jour, à l’occasion du GCC France Business Forum, organisé à Dubaï sous l’égide de CCI France International le 23 octobre.

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