Vie pratique
Témoignages de couples séparés. Michaël : “merci à l’année qui vient de s’éc(r)ouler”
Toute la semaine nous publions les témoignages de ceux que le covid a séparés. Aujourd’hui, le long et bouleversant récit de Michael, lui en Chine, sa famille aux Philippines, depuis plus d’un an.
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“Après une interminable réflexion d’une milliseconde, — je perds un peu la notion du temps ces derniers mois —, j’ai finalement décidé que ce premier anniversaire qui, je le conseille vivement au virus, aux frontières, aux services d’immigration, aux États, aux laboratoires pharmaceutiques et à quelques autres, a vraiment intérêt à être le dernier (je suis généralement quelqu’un de calme, mais on a tous nos limites), car, si en ce jour il n’y a pas de bougie, pas de gâteau, pas de champagne, il y a bel et bien une longue réminiscence qui n’en finit pas, comme cette phrase proustienne, à la recherche du temps perdu, comme une bombe à retardement qui risque de faire voler le monde en éclat. Un an. Jour pour jour. Nous sommes à Paris. 8 février 2020. C’est la fin de nos vacances en France. J’appelle un taxi pour ma femme et mes deux derniers enfants ; direction Roissy, puis Manille. Trop dangereux, pensais-je, de les envoyer Shanghai où nous résidons ; le virus se propageait alors à toute vitesse dans l’Empire du Milieu. Je décolle le jour même pour Ho-Chi-Minh par obligation professionnelle, pour une mission d’un mois. Ensuite, tout sera réglé, pensais-je, on se retrouvera en Chine. J’ai pu y rentrer ; ils sont toujours à Manille. Un an. 365 jours. Un peu plus pour ma grande fille et ma mère, un peu moins pour mon grand fils.
Un an de séparation. Pourtant, les quelques mots qui suivent ne sont pas la complainte de la Butte ni celle des gratte-ciels de Shanghai. Nous sommes des milliers dans ce cas. Juste une prétentieuse petite voix pour nous tous, un sincère souhait d’utilité, de catharsis. Comment oser se plaindre devant 2,2 millions de morts emportés par la Covid-19 ? L’un d’entre eux fut tonton René. Je ne pouvais pas être là pour lui dire adieu. Après vingt ans passés en Asie, je ne compte plus les enterrements, anniversaires, mariages… où mon odieuse absence devint, progressivement une habitude. Choix de vie ? Suite de circonstances opportunes ? Qu’importe. Pourtant, si tout était à refaire, j’ose proclamer que je referais exactement la même chose. Me pardonnera-t-on cette impertinence ? Sans doute ai-je trop lu Nietzsche, trop fasciné par son concept d’éternel retour. Mais cette fois, depuis un an, je suis plus loin encore, car inatteignable : la possibilité du « regroupement familial » s’est envolée, mes pieds restent scotchés en Chine. J’étais déjà l’extra-terrestre de la famille. Maintenant, sans doute erré-je dans une autre dimension, un monde parallèle.
Un an à garder le contact avec les miens. Pendant des mois, une visio quotidienne sur Wechat. Mais l’absence, curieusement, se révèle de plus en plus oppressante. Deux ou trois fois par semaine, semble mieux adapté, comme si le temps se dilatait avec l’espace.
Un an sans le corps des enfants, sans les sentir, sans les prendre dans mes bras. L’idée que l’esprit et l’âme existeraient indépendamment du corps, « en-dehors » de lui, me fait sourire. Si c’était le cas, comment mes petits pourraient-ils me manquer ? L’esprit, l’âme voyagent sans passeport, sans visa, sans avion, n’est-ce pas ? Je suis plus convaincu que jamais qu’à l’intérieur de la boîte crânienne il n’y a que des atomes en mouvement, que le millénaire « problème » corps-esprit n’en a jamais été un… L’esprit, l’âme, c’est le corps, une partie du corps, au même titre que la main qui gifle les illusions humaines et que l’estomac qui fait digérer la réalité parfois cruelle.
Un an sans le corps de ma femme. Lorsqu’on a atteint les limites de Pornhub (si si, c’est possible), on s’aventure à des jeux érotiques par caméras interposées. Puis, lorsque cela ne devient plus suffisant, l’un des deux, sur un coup de folie, presque en riant, lance cette question surréaliste, impensable dans le monde d’avant : « si j’avais envie d’une aventure, me donnerais-tu, sinon ta bénédiction, du moins ton autorisation ? »… et la regrette déjà, réalisant que l’autre aurait pu la lui poser. Avant, le hors-norme restait de l’ordre du caprice d’enfant, l’excitation liée à l’interdit ; désormais, s’il devient la norme, on bascule dans le non-sens, l’inconnu, peut-être un point de non-retour. L’autre, soudainement envahi par mille pensées contradictoires, coincé entre le bas refus et la hauteur d’esprit, ne sait que répondre sinon « je ne veux simplement pas le savoir ». Puis, vite, tous deux, afin de ne pas sombrer dans L’enfer de Chabrol, tâchent de ne plus y penser, font comme si ce court échange n’avait jamais eu lieu. Chacun fera ce qu’il a à faire. Question de survie sans doute.
Un an sans famille donc. Est-ce si terrible ? La famille, « ça déchire » tout le temps. Quand elle est là, on gère des problèmes sans fin, quand elle n’est plus là… on en gère d’autres. Dans un cas, un déchirement de proximité, dans l’autre, un déchirement de distance. La famille ne nous quitte jamais. Quiconque prétend faire un trait sur elle se tire une balle, bien plus haut que dans le pied, cesse de vivre vraiment, marche dans le monde des zombis.
Un an avec soi-même. Il semble bien plus aisé de s’occuper des autres que de soi-même. Que faire de soi ? Boire ? Faire des écarts peu catholiques ? S’adonner au sport, au body-building ? Jouer au piano ? S’irriter les yeux sur Netfilx ? Gober des milliers de pages de romans ? Tout cela à la fois ? Un an de perdu ou un an pour se retrouver ? Les questions existentielles, je les ai déjà traversées à la quarantaine. J’ai déjà donné en quelque sorte, plutôt reçu en pleine poire. Et j’ai survécu. Alors que faire de cette nouvelle expérience du vide dans la maison, sans les engueulades avec sa femme, sans les cris des enfants ? Une confirmation des solutions que j’avais alors trouvées ? Une régression temporelle vers la vie de célibataire, comme avant le mariage, avant les enfants, puis le questionnement s’en suit : alors, maintenant que tu as vraiment vécu les deux, quelle période de ta vie fût-elle la plus désirable ? Personne ne se pose vraiment ces questions bien entendu, mais elles macèrent silencieusement dans le sous-sol dostoïevskien, le Ça freudien, puis, reviennent à la conscience comme un délicieux élixir que l’on pourrait nommer le sens de l’essentiel, qui donne à la vie un goût plus délicat.
Un an de pratique du stoïcisme qui enseigne qu’il est absurde de souffrir en raison d’évènements qui ne dépendent pas de nous, que ce n’est pas le réel qui nous blesse, mais le regard qu’on porte sur lui. Le petit Manuel d’Épictète (esclave affranchi de Néron, un des rares philosophes qui ait vraiment vécu sa pensée) est un bijou de l’histoire de la philosophe. Extrait : « Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l’as perdu ; dit : “Je l’ai rendu.” Ton enfant est mort ? Tu l’as rendu. Ta femme est morte ? Tu l’as rendue. “On m’a pris mon champ !” Eh bien, ton champ aussi, tu l’as rendu. “Mais c’est un scélérat qui me l’a pris !” Que t’importe le moyen dont il s’est servi, pour le reprendre, celui qui te l’avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d’une chose qui ne t’appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge. » Quasiment impossible à mettre en pratique, mais cette puissante, quasi inhumaine pensée, peut aider à quelques détours d’une vie…
Pourtant, au bout d’un an, parfois, on veut tout laisser tomber, tout envoyer balader. Beaucoup en parlent, quelques-uns l’ont fait. Stop. Basta. Vol aller simple vers les siens. Dans mon cas, ils sont répartis un peu partout, mais la première destination serait les Philippines. Ai-je suffisamment fait le tour des questionnements sur le sens de l’existence pour être capable désormais de vivre d’amour et de pêche (d’eau fraîche aussi) ? Quid des enfants ? Seront-ils plus heureux entourés de béton à Paris ou Shanghai, ou dans une des 7107 îles de l’archipel, au milieu de la mer et des cocotiers ? La réponse est en chacun de nous, et, surtout, évolue au fil du temps.
Un an de yoyo émotionnel donc. Puis, on se rappelle l’adage nietzschéen : ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Merci donc à l’année qui vient de s’éc(r)ouler ! L’adversité a du bon. Bon a(nni)dversaire ! Qu’ils essaient de nous mettre à genoux, nous les déchirés-familiaux ! Bon courage à eux ! Même pas peur ! Nous sommes entrés dans le monde de l’anti-fragilité (Nassim Taleb). Jamais nous n’avons eu autant la niaque !
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